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Tristes Tropiques, ou comment raconter la race et les peuples racisés en tant que dominant

Tristes Tropiques est un ouvrage hybride écrit par Lévi-Strauss et publié en 1955 au sein de la collection Terre Humaine chez Plon. L’ethnologue Jean Malaurie, créateur de la collection, parle du livre comme d’une « autobiographie intellectuelle ». Mais Tristes Tropiques est bien plus que cela.

Le texte comporte 9 parties, divisées en 40 chapitres. Certaines concernent l’enquête chez les populations étudiées par l’auteur, et d’autres sont consacrés à Lévi-Strauss lui-même et à son aventure.


Tristes Tropiques déroge aux règles du roman d’aventure et d’exploration car il n’est pas exactement linéaire, ce n’est pas un voyage. Il y a des dates qui aident le lecteur à se repérer, mais l’œuvre n’est pas organisée comme une narration classique.


La première partie intitulée « la fin des voyages » est en contradiction avec le titre du premier chapitre nommé : « départ ». Ce chapitre est consacré à condamner et moquer les récits de voyage des explorateurs. Lévi-Strauss ne réprouve pas les voyages eux-mêmes. Il cherche en réalité à définir par exclusion un type de voyage qui sera celui de l’ethnologue en l’opposant à de faux voyages faits pour l’aventure et/ou pour récolter de la gloire et du pouvoir. On définit par exclusion. Son récit de voyage ne sera pas exotisant ni sensationnel, mais il sera réel, réaliste et crédible. L’auteur y raconte comment il en est venu à être ethnologue, et narre ses rencontres avec les amérindiens natifs. On assiste alors à une sorte de dyptique entre l’expérience et l’anthropologie. Le livre se concluera sur un excursus abordant la musique de Chopin et ainsi que la religion musulmane au Pakistan.

On peut donc se questionner sur l’unité d’un tel ensemble et d’une telle lecture. Même à l’intérieur des chapitres on a des réflexions sémiologiques, philosophiques qui perturbent la narration linéaire. Lévi-Strauss, en plus d’adopter un format littéraire hybride, exprime également un positionnement atypique pour l’époque : il semble réprouver l’exotisme et la suprématie occidentale.

De quelle manière Tristes Tropiques est-il un ouvrage à part tant dans sa construction que dans ses propos ?

"Tristes Tropiques", photographie incluse dans l'exposition du même nom de Richard Mosse consacrée à la dénonciation de l'écocide au Brésil



I. Une société hiérarchisée et marquée par la suprématie occidentale


a) Le contexte colonial du début du XIXème siècle


Tristes Tropiques est une reconstruction d’expéditions réalisées en 1935 et en 1938. Cette période est caractérisée par le colonialisme et la puissance des empires coloniaux. Dans les années 30, aucune procédure d’indépendance n’a été débutée. La pensée est donc bien différente de l’ère postcoloniale à laquelle nous appartenons. Si la décolonisation débute dès 1775 en Amérique, pour la France il faudra attendre les années 1950 pour que le sujet de l’indépendance des colonies soit pris en charge.

L’esprit colonialiste de l’époque est motivé par deux volontés : une volonté d’extension humaniste d’abord, puis par une volonté civilisatrice. En effet, les Occidentaux sont alors persuadés d’être supérieurs aux autres cultures, ethnies, races, religions et modèles de société. Ainsi, ils se doivent de les convertir de force aux bienfaits de la civilisation occidentale. C’est ce que Rudyard Kipling appelle « le fardeau de l’Homme blanc ». Cela passe par une évangélisation des populations colonisées, leur éducation universitaire et l’effacement de leurs langues et cultures d’origine.

L’espace intellectuel dans lequel Levis Strauss rédige Tristes Tropiques est marqué par ce contexte.


b) L’essor du tourisme de masse en 1950

Les années 50 voient naître une nouvelle forme de voyage : le tourisme de masse. Auparavant réservés aux populations privilégiées, la législation des congés payés dans la plupart des pays occidentaux permettent aux classes plus populaires de voyager.

Lévi-Strauss réprouve ce nouveau mode de tourisme. Pour lui, cette forme de voyage est incomplète car elle est centrée sur le voyageur et non sur les populations et les territoires visités. L’exotisation des populations non-Occidentales est, aux yeux de Lévi-Strauss, néfaste pour les deux partis. Cette fascination pour un exotisme facile ne trouve sa satisfaction qu’en lui-même, sans aucun autre but que celui de la consommation du lointain et de l’étranger. De plus, ce tourisme de masse favorise l’exposition des populations indigènes à la culture occidentale, ce qui accélère donc la disparition de leurs civilisations.

L’auteur condamne ceux qui voyagent dans une logique de consommation pure. Il se positionne en réactionnaire face à l’ère de consommation qui se profile.


c) L’exotisme et la « haine des explorateurs » portée par Lévi-Strauss

L’exotisme est un phénomène culturel d’attrait pour tout ce qui a trait à l’étranger. Il est souvent occidento-centré : les populations occidentales éprouvent une attirance envers les populations qu’elles considèrent comme « primitives ».

La célèbre première phrase de Tristes Tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs » est une critique de l’exotisme et du sensationnel présents dans tant de récits d’aventures et qui débouchent sur la fabrication de stéréotypes dont se repaissent les touristes.

On a l’impression que le congé est directement donné aux récits de voyages et aux anthropologues et ethnologues. Ce début est paradoxal car Lévi-Strauss semble condamner le genre littéraire dont fait partie son ouvrage.

En réalité, avec cette phrase, Lévi-Strauss pose ses intentions : Tristes Tropiques n’est pas un simple récit d’aventure ni une étude anthropologique. C’est un ouvrage hybride dans lequel Lévi-Strauss ne veut pas peindre l’exotisme ou l’aventure mais veut saisir une réalité humaine et s’interroger sur le concept de civilisation.

L’auteur refuse de véhiculer une vision exotisante des populations qu’il rencontre et étudie.

Il dit lui-même se méfier « des contrastes superficiels et du pittoresque apparent », page 146. La différence entre l’exotisme, qui met en avant la singularité de ce que l’on voit, et ce que fait Lévi-Strauss tient au fait que ce qui l’intéresse est la mise en relation et non la différence. Il cherche d’une part à tirer des règles, à percevoir des paradigmes (la relation entre riches et pauvres, la relation à l’espace, etc), mais également à mettre en scène les limites de sa compréhension (la nourriture, la relation coloniale, les quiproquos avec le barbier).



II. Un texte hybride entre discours littéraire et scientifique

a) La subjectivité de l’écrivain

Tristes Tropiques est une œuvre hybride. Comme elle repose sur des enquêtes, l’ouvrage rapporte des informations et des éléments morcelés. On a donc une forme non-linéaire qui fonctionne par juxtaposition.

Le philosophe Jacques Rancière, dans Politique de la Littérature, propose de « traiter cette carence lacunaire, non pas comme une carence de sources, mais comme le témoignage d’un certain rapport de la vie à l’écriture ». Il veut dire que lorsqu’on produit le récit et que l’on décide d’adjoindre tous ces éléments et de les lier, on produit alors forcément une illusion de vérité. Dans l’écriture de terrain l’écrivain ne cherche pas à créer des joints artificiels, ou alors par hypothèse et il dit que c’est une hypothèse.

Mélangeant récit de découverte et analyse scientifique, l’œuvre semble fragmentée à première vue mais la cohérence provient du thème de la rencontre. Elle mêle les éléments du récit d’aventure, du récit d’expédition et de l’observation scientifique. Mais au final c’est l’expérience subjective qui est retracée, une sorte de mise en scène des attentes, des émotions, des expériences sensibles et des réflexions qu’elles ont suscitées chez l’observateur.

Ainsi, Tristes Tropiques n’apporteni vérité scientifique ni aventure glorieuse, seulement une expérience subjective de l’humain. La proposition de Lévi-Strauss va également plus loin que le simple rapport scientifique. Ilexplicite ce que les textes scientifiques négligent souvent, en développant ce qui avait sous tendu sa démarche (les hypothèses sur le peuplement pré colombien de l’Amérique par exemple), c’est-à-dire le grand récit dans lequel les populations étudiées devaient venir s’inscrire.

Il déjoue aussi les conventions du récit d’aventure. Nous avons de très nombreux éléments de la « pensée populaire de l’intérieur du Brésil » p. 312 notamment.

Ce format hybride créée une tension dans le texte. Lévi-Strauss choisit une voie moyenne entre les deux et n’écarte jamais les deux paradigmes : il mêle les disciplines (littérature et ethnologie) car pour lui c’est le seul gage d’efficacité.

En effet, on assiste à un processus de légitimation double : les résultats scientifiques d’observations et de présence sur place d’abord, puis la série d’énoncés qui renvoient à la littérature. Mais le réel n’est rien tant qu’on n’y rajoute pas la présence de l’auteur sur place qui nous décrit ce qu’il y voit. La place de Lévi-Strauss et de sa subjectivité est très importante. Un texte objectif ne peut pas être complet car il sera accusé de ne présenter que le visible et de faire des vérités générales. En effet, il manquera à ces déclarations objectives : l’émotion, la sensation et le sentiment qui scellent le processus de légitimité de façon définitive.

Ce qui est vrai n’est pas forcément ce qui est crédible aux yeux du lecteur. C’est ce qui est vécu qui va avoir plus de puissance et confèrera ce sentiment de légitimité.

Tristes Tropiques est dominé par la subjectivité : nombreuses occurrences du « je », anecdotes, remarques ou souvenirs de voyage divers. La foule, les marchés et les relations interpersonnelles sont abordés de manière comparative à partir de l’expérience du sujet. Le texte est très lyrique, multipliant les sensations de tous ordres (paysages, nourriture, parfums), les images et les figures de rhétorique. Néanmoins, il ne s’agit pas à proprement parler d’un récit de voyage organisé en fonction d’une chronologie narrative (à peine reconnaissons-nous le trajet en avion et la succession des paysages).

Il s’agit donc pour lui de continuer l’approche progressive de son objet (les populations natives d’Amérique). Même s’il transgresse l’ordre chronologique, en intercalant des souvenirs de 1950 dans son parcours de 1935, il tient à instaurer une continuité dans la construction de son regard d’ethnologue.


b) La création de l’ « effet de réel »

Barthes parle d’« effet de réel » pour désigner tous les éléments d’un récit qui participent à renforcer son authenticité, et donc à se rapprocher du réel. Un des exemples qu’il utilise est celui d’Un cœur simple écrit par Flaubert. Lors de la description d’une pièce, Flaubert souligne la présence d’un baromètre sur le piano. Cet élément est, d’après Barthes, inutile à l’intrigue et au récit : « il ne sert strictement à rien » dit-il. Et c’est précisément son insignifiance qui participe à créer cet « effet de réel ».

Les détails créent un effet de matière par la minutie et leur aspect inutile. Détails qui font vrai, comme si on les avait sous les yeux ou si on était présent.

Dès le début, Lévi-Strauss refuse cette manière de faire des récits de voyage. Dans un récit d’explorateur ou un récit de voyage, l’effet de réel sert à attester du soi-disant sérieux et de la véracité du récit. Mais pour lui, c’est plutôt un obstacle au travail sérieux.

Lévi-Strauss exprime la différence entre le simple récit de voyage et la dureté réelle du voyage en question. C’est cela qu’il souhaite partager pour créer son propre effet de réel.


c) Le travail de l’ethnologue blanc au centre du texte

LS raconte comment dans les années 1930 il est devenu ethnologue, puis agrégé de philosophie et professeur. Mais très rapidement victime d’un ennui profond qui l’a amené à participer à un séjour au Brésil où il y a étudié certaines populations natives locales. La moitié du texte est consacrée au récit de ses rencontres avec les populations amérindiennes du Brésil.

L’ethnologie est l’étude des groupes humains décrits par l’ethnographie (le pendant descriptif de l’ethnologie).

L’anthropologie est le terme anglo-saxon qui désigne la même discipline.

Aujourd’hui, cette distinction culturelle n’est plus pertinente en partie en raison du travail de Lévi-Strauss. Celui-ci fait partie de ceux ayant effacé les barrières entre ethnologie française et anthropologie américaine car il a étudié aux États-Unis. Tout le travail de l’ethnologue passe d’abord par un travail sur le terrain. Il s’agit de réaliser une enquête précise auprès des populations étudiées (conditions matérielles, manifestations sociétales du peuple, enregistrement des mythes et récits). Cela inclut l’imaginaire collectif d’un peuple et les manifestations symboliques propres à sa culture. Il s’agit d’un travail complet sur les aspects visibles mais aussi invisibles.

La moitié de Tristes Tropiques est consacrée au récit de ses rencontres avec les populations amérindiennes du Brésil. Il s’agit d’un travail d’ethnologue puisque Lévi-Strauss a reconstitué et analysé ses notes prises lors de ses explorations.



III. Une conscience écologique et décoloniale avant l’heure ?

a) Condamnation de l’exotisme et du terme « primitif »

Contrairement aux explorateurs et scientifiques de l’époque qui considèrent les peuples natifs comme primitifs et inférieurs en termes de civilisation, Lévi-Strauss est admiratif de certains aspects de ces cultures. Il évoque par exemple la construction politique des tribus. Il y voit une forme de société idyllique renvoyant à Rousseau et son Contrat Social.

Il propose également sa vision personnelle du voyage : selon lui, on ne peut percevoir l’autre que par une opération de « triple décentrement ». Le voyageur doit garder à l’esprit le fait qu’il a certes changé de lieu mais aussi de temporalité (puisque le progrès ne touche pas toutes les parties du monde à la même vitesse) et de classe sociale (car l’argent dont on dispose n’a pas la même valeur partout sur le globe). Toutefois, peu de personnes arrivent à adopter ce regard particulier : ce « triple décentrement ». D’où la célèbre première phrase de son livre : « je hais les voyages et les explorateurs » : une critique de l’exotisme, de la hiérarchisation des peuples, et du sensationnel.

Imaginer qu’une société, parce qu’elle est éloignée des sociétés occidentales, est primitive, est un jugement de valeur. C’est se représenter les sociétés sur une de ligne chronologique uniforme et élaborer un classement où le présent occidental représenterait le summum de la civilisation. Beaucoup d’ethnologues contemporains de Lévi-Strauss considéraient que partir à la rencontre de populations lointaines consistait à étudier des sociétés inférieures.

Ils pensaient cela possible car on imaginait ces sociétés comme beaucoup plus simples car primitives. Tous étaient donc persuadés qu’elles seraient faciles à reconstituer et à appréhender dans leur intégralité. C’était le rêve de l’anthropologie dans ces premières enquêtes.

Or, Lévi-Strauss se rendra rapidement compte que tout cela est faux.

Il réalise d’abord que les sociétés primitives ne sont pas simples. Même si elles sont matériellement frustres au regard des civilisations européennes, leur imaginaire et leur construction symbolique est très complexe. Lévi-Strauss connaîtra une difficulté profonde à y accéder, malgré sa cohabitation avec les peuples étudiés.. Ensuite, Lévi-Strauss considère que ces sociétés sont tout aussi contemporaines que les sociétés occidentales. L’idée de « primitif » n’existe pas, c’est un non-sens lourd de présupposés. D’ailleurs ce terme disparaît de toutes les nomenclatures scientifiques aujourd’hui. On parle d’« autochtones » par exemple.

Toute la réflexion actuelle autour de l’exotisation et le regard colonial porté sur les populations non-Occidentales a été amorcée par Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques.

Lévi-Strauss se positionne encore à l’encontre de ses pairs en évoquant les méfaits de la technologie. Vers la fin de l’ouvrage il prend la civilisation occidentale pour la comparer aux civilisations plus primaires. Il affirme alors que tout progrès technologique engendre des pertes sur un autre plan. Malgré tout, l’ouvrage est relativiste : la civilisation occidentale apparaît comme une option parmi toutes celles offertes à l’humanité.

Lévi-Strauss s’intéresse au sens du progrès et aux ravages qu’une civilisation mécanique peut produire sur son environnement et les différentes cultures avec lesquelles elle entre en contact.


b) La peur que ces civilisations se perdent

Les populations que Lévi-Strauss a étudié au Brésil étaient soumis à un processus d’acculturation. Il s’agit d’un phénomène qui se produit lors de la rencontre des cultures. Cela peut être naturel et positif. Néanmoins, dans le contexte de l’époque dépeint dans Tristes Tropiques, cette acculturation est violente car elle est liée à la colonisation. La culture occidentale dominante cherche à assimiler, intégrer et dominer les cultures perçues comme inférieures.

Une des expéditions de Lévi-Strauss reflètera très bien ce phénomène : il s’agit de celle au contact des Nambikwara. Le peuple visité vitdans un profond dénuement. Cela ne permet donc pas de formuler la moindre hypothèse sur l’histoire du continent américain.

Le chapitre 26 opère la transition entre les deux mondes (occidental et autochtone), mais il est dominé par les constats du dénuement, de la pauvreté et de la fragilité de la société Nambikwara.

Lévi-Strauss est donc dans l’incapacité de réaliser sonprojet d’observation. Cetterencontre humaine va laisserl’ethnologue extrêmementmélancolique. Il va la reconstituer de façon subjective et scénarisée. Ainsi, il va compenser son échec par la fabrication d’un moment singulier, fragile, « un monde perdu ».

Déçu et inquiet, Lévi-Strauss note l’urgence et le fait que ces tribus vont disparaître.

Dans le Matogross – la région étudiée par Lévi-Strauss – les indiens sont déjà en procédure d’acculturation et en train de perdre leurs traditions.

Lorsque le livre paraît, Lévi-Strauss a conscience que ces tribus auront déjà presque toutes disparues. Il y a donc une sorte d’urgence à étudier et à préserver ces cultures. D’où la mélancolie et nostalgie qui transparaît dans Tristes Tropiques. Son propos est un peu désabusé : l’arrogante civilisation occidentale ne semble amener partout que guerre et désolation, provoquant l’extinction de nombreuses peuplades primitives et dévastant les écosystèmes. De ce point de vue, les tropiques paraissent « tristes » car les voyages nous montrent finalement « notre ordure lancée au visage de l’humanité ». Tristes Tropiques transmet le remords de l’Occident et la complexe posture de l’ethnologue, écartelé entre plusieurs mondes inconciliables.


c) Une apparente ouverture d’esprit qui n’empêche pourtant pas Lévi-Strauss de juger certains peuples et religions

Malgré ses bonnes intentions et son envie de préserver certaines cultures, Lévi-Strauss se place tout de même comme extérieur à ces peuples. Pour lui, ils ne sont pas de la même race, même si ce sont, comme lui, des humains. En effet, ces peuples ne sont à son sens pas entrés dans l'histoire. Et, même s'il condamne cette "histoire", l'industrialisation, le capitalisme et la société dont il vient, il réalise une séparation mentale entre lui et elleux. Construisant donc, obligatoirement un rapport de valeur entre les deux et des comparaisons.

Aussi, Lévi-Strauss n'est forcément pas exempt de préjugés. Il n'est qu'un touriste de passage dans ces sociétés autochtones. Un visiteur. Il décrit ces peuples donc de l'extérieur, et, même s'il souhaite rester factuel et impartial, ses biais sont forcément présent dans sa manière d'observer et de retranscrire ce qu'il découvre.

En 1950 Lévi-Strauss est envoyé au Pakistan par l’UNESCO. Le pays a obtenu son indépendance en 1947 donc il est très jeune. Lévi-Strauss y va pour construire le système universitaire du pays.

L’auteur va parler de ce voyage dans la dernière partie de Tristes Tropiques, il va y faire des comparaisons entre l’Orient et le Brésil qu’il connaît beaucoup mieux. L’espace consacré au Pakistan (alors qu’il y était en simple touriste) dans Tristes Tropiquesest énorme au regard des deux mois qu’il y a vécu. Sur la fin de son ouvrage, Lévi-Strauss compare beaucoup le Pakistan à l’Inde et à l’Orient. Il va en particulier comparer deux religions : bouddhisme et islam.

Lévi-Strauss entre au contact de cette religion en arrivant au Pakistan. Pour lui, l’Islam est une religion bien moins noble que le Bouddhisme indien. Il la juge comme violente et masculine.

En réalité, Lévi-Strauss considère ainsi l’Islam car il y voit des ressemblances avec la Chrétienté et l’Occident. En effet, les deux sont persuadés que leur modèle est le bon et ne conçoivent pas que « des principes, qui furent féconds pour assurer [leur] propre épanouissement, ne soient pas vénérés par les autres au point de les inciter à y renoncer pour leur usage propre », page 486.

Pour lui, « l’Islam, c’est l’Occident de l’Orient », page 485. Il constate également « combien la France est en train de devenir musulmane », page 485.

Lévi-Strauss critique le « puritanisme islamique » et sa « bigoterie », page 481. Il qualifiera la manière de manger des musulmans de « sans-gêne ». Il porte également un regard sévère et simplifié sur la « ségrégation des femmes », page 482, au sein de la communauté musulmane.

Dans ces chapitres sur l’Islam et le Pakistan, Lévi-Strauss semble oublier son principe du « triple décentrement ». En effet, il apporte un jugement fondé sur sa culture occidentale : « d’un point de vue occidental », page 482, et sur ce qu’il a pu voir en Inde et au Brésil.

Il affirme que l’Islam est « la forme la plus évoluée de la pensée religieuse sans pour autant être la meilleure ; je dirais même en étant pour cette raison la plus inquiétante des trois », page 489.

Lévi-Strauss semble ici avoir oublié tout son relativisme évoqué en III)a) de cet essai littéraire. Lorsqu’il considérait avant la civilisation occidentale comme une option parmi toutes celles offertes à l’humanité - et ce malgré ses méfaits occasionnés sur le peuples autochtones et l’environnement -, il n’hésite pas ici à affirmer qu’il y a de meilleures religions et sociétés que celles liées à la religion musulmane. Encore une fois donc, des différences et rapports de valeur et de hiérarchie qui se créent dans sa façon d'appréhender et découvrir d'autres cultures et peuples.



En conclusion et résumé,

Tristes Tropiques est un ouvrage hybride. Il l’est par son genre littéraire : entre le récit de voyage et le rapport scientifique, le texte fait par moment aussi penser à l’essai philosophique ou encore à l’autobiographie. Cela en fait une œuvre morcelée, où le temps n’est pas linéaire et où la subjectivité de l’auteur est présente en permanence. Le roman est également en décalage par rapport à son époque quant aux idées qu’il véhicule. Lévi-Strauss condamne en effet les récits d’explorateurs et leur vision exotisante des peuples dits « primitifs ». Il pose un regard qui se veut dépourvu de tout jugement de valeur et refuse la suprématie occidentale. Cela est contraire à la pensée coloniale de l’époque. Le texte est également marqué par l’inquiétude et la tristesse de Lévi-Strauss qui se rend compte que les populations autochtones sont vouées à disparaître et que toute leur culture s’efface petit à petit. Un sentiment de mélancolie et de résignation face à l’urgence transparaît dans le texte. La fin du roman s’éloigne de l’Amérique du Sud pour se concentrer sur l’Orient et le Pakistan. Lévi-Strauss y émet un jugement sévère sur l’Islam. Celui-ci est fondé cette fois-ci non pas sur une exploration mais sur deux mois de visite touristique dans la région. On peut donc se demander si Lévi-Strauss est réellement capable d’opérer un « triple décentrement » lors de ses voyages, ou si seules les civilisations « primitives » sont dignes de son intérêt et de son étude en raison de la fascination qu'il leur porte.



Bibliographie

Jean-Claude Laborie Cours Littérature et Sciences Sociales M1

Lévi-Strauss, Claude, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.

Mead, Margareth, Mœurs et sexualité en Océanie (Sex and Temperament in three primitive societies 1935), Paris, Plon, 1963

Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture (1953), Paris, éditions du Seuil, coll. Points essais, 1972.

Malcolm, Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, 2019

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